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La réunion annoncée par Miss Jennson eut lieu dans la grande salle de conférences, après le dîner.
Y assistaient tous ceux qui vivaient à l’Unité, à l’exception de ce qu’on pourrait appeler le personnel « ouvrier », c’est-à-dire : les garçons de laboratoire, les demoiselles du corps de ballet, les domestiques et les quelques beautés professionnelles qui menaient, dans un quartier spécial de l’Unité, une existence discrète, monotone et dorée.
Assise à côté de Betterton, Hilary attendait avec curiosité que le grand directeur parût sur l’estrade. Elle avait demandé à Tom des renseignements sur cette personnalité quasi mystique, mais sa réponse l’avait déçue.
— Il n’a l’air de rien, lui avait-il dit, mais c’est un type formidable. Je ne l’ai vu que deux fois. On sent tout de suite que c’est quelqu’un. Seulement, pourquoi, je ne serais pas fichu de le dire !
D’après la façon révérencieuse dont elle avait entendu parler du personnage, par Miss Jennson et par d’autres, Hilary s’était fait de lui une image assez précise. Elle le voyait grand, avec un collier de barbe blonde et tout de blanc vêtu. Elle fut assez surprise, à son arrivée, de constater qu’il était plutôt de petite taille et lourdement bâti. Âgé d’une quarantaine d’années, brun de peau et de cheveux, il manquait de distinction et aurait fort bien pu être un brave homme d’affaires des Midlands. Rien ne dénonçait sa nationalité. Il s’exprimait parfaitement en trois langues : anglais, français, allemand ; passant aisément de l’une à l’autre, sans jamais répéter exactement ce qu’il avait dit auparavant.
— Avant tout, dit-il, permettez-moi de souhaiter la bienvenue aux collègues nouveaux qui sont venus se joindre à nous en ces derniers temps.
Il eut, pour chacun d’eux quelques mots élogieux. Après quoi, il parla de l’Unité, de ce qu’elle représentait, de ce qu’elle était et de ce qu’elle devait être dans l’avenir.
Essayant plus tard de se rappeler les mots qu’il avait employés, Hilary découvrit qu’elle était parfaitement incapable de les retrouver. Ou, plutôt, si elle les retrouvait, ils lui semblaient, entre-temps, s’être vidés de leur sens. Ils ne formaient plus des phrases lourdes de sagesse et de suc, mais des lieux communs, d’une ridicule platitude.
Hilary se souvint alors qu’une de ses amies, qui avait vécu en Allemagne les années précédant la guerre, lui avait raconté qu’elle avait eu, un jour, la curiosité d’assister à une réunion de « cet imbécile de Hitler » et qu’elle l’avait écouté, bouleversée et émue jusqu’aux larmes. Le lendemain, elle avait lu le discours : la pensée était faible, la forme plus encore. Hilary s’avoua qu’elle avait dû être victime de quelque sortilège du même genre. Malgré elle, elle s’était laissé prendre à l’éloquence du directeur…
S’exprimant sans aucune emphase, avec des mots très simples, il parla d’abord de la Jeunesse. De la Jeunesse, avenir de l’Humanité.
— Le règne de l’Argent s’achève. L’avenir, aujourd’hui, est entre les mains des jeunes et l’heure de l’Intelligence est venue ! La Puissance n’est plus dans les richesses accumulées, mais dans les cerveaux des chimistes, des physiciens, des médecins. C’est dans les laboratoires que se poursuivent les travaux qui confèrent la Puissance ! La Puissance de détruire ! Celle qui permet de dire : « Inclinez-vous ou ne soyez plus ! »… Cette Puissance, elle ne doit pas être à telle nation ou à telle autre ! Elle appartient à ceux qui la créent. Et c’est ce qui justifie l’existence de l’Unité ! Vous venez de tous les points du globe. Avec vous, vous apportez, non pas seulement vos connaissances scientifiques, votre puissance créatrice, mais aussi la Jeunesse ! Personne, ici, n’a plus de quarante-cinq ans. Le jour venu, nous créerons un trust, le Trust des Cerveaux, et l’avenir nous appartiendra. Nous commanderons aux capitalistes, aux rois, aux armées, à l’humanité entière ! Nous donnerons au monde la Pax Scientifica !
Il poursuivit, écouté avec passion par un auditoire que la magie de son verbe dépouillait de toutes ses facultés critiques. Le discours terminé, Hilary quitta la salle, en proie à une profonde émotion. Autour d’elle, les yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé. Ericsson était radieux.
Andy Peters entraîna Hilary vers les ascenseurs.
— Venez sur la terrasse ! Nous avons besoin d’air.
Elle le suivit. Peters attendit d’être dans les jardins pour parler. Après avoir longuement respiré l’air de la nuit, il dit :
— Ça fait du bien !
Ils firent quelques pas sous les palmiers. Hilary restait silencieuse. Il la secoua gentiment.
— Alors, Olive, vous ne reprenez pas vos esprits ?
Elle soupira.
— Ressaisissez-vous, que diable ! Revenez sur terre ! On vient de vous administrer quelques bonbonnes de gaz empoisonné, mais, quand vous aurez repris vos sens, vous vous apercevrez qu’on s’est fichu de vous ! Ces boniments-là n’ont rien d’inédit !
— Pourtant, cet idéal dont il a parlé…
— Laissez tomber l’idéal et regardez les faits ! Jeunesse et Intelligence, voilà le programme ! Vous les avez vus, les représentants de la Jeunesse et de l’Intelligence ? Helga Needheim, une sale égoïste ! Torquil Ericsson, un rêveur éveillé ! Barron, qui mettrait sa grand-mère au clou pour acheter des éprouvettes ! Et moi-même, un type ordinaire, comme vous l’avez dit, capable de se débrouiller avec un microscope, mais qui ne saurait prétendre faire marcher un bureau et, à plus forte raison, le monde entier ! Il y a aussi votre époux, qui est à bout de nerfs et qui meurt de peur ! Je vous parle de ceux que nous connaissons le mieux, mais les autres sont pareils, du moins tous ceux que j’ai rencontrés. Dans le tas, il y a des génies, des types qui connaissent admirablement leur truc, mais que je ne vois guère dans le rôle de maître de l’Univers ! Soyons sérieux, voulez-vous, et convenez que nous venons d’entendre une jolie collection de sottises et d’inepties !
Hilary s’assit sur un banc de ciment et se passa la main sur le front.
— Vous devez avoir raison. Pourtant… croyez-vous qu’il est sincère ?
— Sincère ou pas, qu’est-ce que ça change ? En fin de compte, c’est la même chose ! C’est toujours un fou qui se prend pour le bon Dieu !
— Ce doit être ça… Pourtant, il ne parle pas comme un insensé !
— C’est bien pour cela qu’il est dangereux ! Sans ça, il ne posséderait pas les gens. Ce soir, il a bien failli m’avoir ! Et il vous a eue ! Si je ne vous avais pas kidnappée pour vous amener ici…
Changeant de ton brusquement, il ajouta :
— J’ai peut-être eu tort, d’ailleurs. Qu’est-ce que Betterton va dire ? Il va sans doute trouver ça bizarre.
— Je ne crois pas. Il ne s’en apercevra même pas.
— Pardonnez-moi, Olive. Ce doit être terrible pour vous, de le voir ainsi dégringoler la pente…
Elle leva la tête vers lui.
— Il faut que nous partions d’ici ! Il le faut.
— Nous partirons !
— Ce n’est pas la première fois que vous le dites… et nous en sommes toujours au même point.
— Erreur, ma chère. J’ai travaillé…
Elle le regarda, surprise.
— Il ne s’agit pas encore d’un plan d’évasion, reprit-il, mais seulement d’agitation. Il y a ici des mécontents, et beaucoup plus nombreux que notre Herr Direktor ne l’imaginerait. Dans le petit personnel, principalement. L’argent, le luxe, les femmes, ce n’est pas tout ! Je vous le répète, Olive, je vous tirerai d’ici.
— Et Tom également ?
— Écoutez-moi, Olive, et croyez ce que je vous dis ! Tom fera mieux de rester ici.
Après une courte hésitation, il ajouta :
— Il risque moins ici qu’ailleurs.
— Il risque moins ?
— C’est bien ce que j’ai dit.
Elle fronça le sourcil.
— Je ne comprends pas. Tom n’est pas… Vous ne voulez pas dire qu’il n’aurait plus toute sa raison ?
— Pas le moins du monde ! Il est fatigué, déprimé, mais je suis sûr qu’il est aussi sain d’esprit que nous pouvons l’être, vous et moi.
— Alors, pourquoi dites-vous qu’il risque moins ici ?
Il répondit, très lentement :
— Dans une cage, Olive, on est en sécurité.
— N’allez pas vous mettre à dire des choses comme ça, vous aussi ! Vous n’allez pas vous laisser persuader qu’on est bien ici ! Quand on est en prison, la révolte, c’est un devoir ! Il faut vouloir sa liberté !
— Je sais, mais…
— Tom, je puis vous le certifier, veut s’évader. Il le veut désespérément !
— Il se peut que Tom ne sache pas où est son véritable intérêt.
Hilary se souvint de ce que Tom lui avait laissé entendre. S’il avait livré des informations qu’on pouvait considérer comme des secrets d’État, la loi permettait de le poursuivre et de le condamner. C’était à cela, sans doute, que Peters faisait allusion. Mais, aux yeux de Hilary, la prison même était préférable à l’Unité. D’une voix ferme, elle dit :
— Il faut absolument que Tom s’en aille aussi !
— Comme vous voudrez ! répondit-il. Je vous ai prévenue. Mais du diable si je comprends pourquoi vous lui portez tant d’intérêt !
Elle le regarda avec stupeur. Des mots venaient à ses lèvres, qu’elle ne prononça pas. Pouvait-elle lui dire que Tom n’était rien pour elle, qu’elle ne veillait sur lui que parce qu’elle se sentait liée par une promesse faites à une morte et que, s’il était quelqu’un qu’elle aimait, ce n’était pas Tom, mais lui, Andrew ?